De la mission d’intérêt général à la concurrence libre et non faussée ?
Il aura fallu deux grèves pour que la Direction de l’AFP retire ses projets les plus contestés et qu’elle entame ce par quoi tout aurait dû commencer : un dialogue avec les personnels et ses représentants sur la mise en place prévue d’une "Région France". Trop tard pour être crédible et pour effacer l’impression de gâchis et de mépris ! D’autant qu’il est difficile d’y voir autre chose qu’une manœuvre du genre « reculer pour mieux sauter ». Car les mêmes directeurs qui dans cette affaire ont fait preuve d’un incroyable amateurisme continuent à piloter le même projet, en changeant simplement l’emballage.
Nous en voulons pour preuve la dernière mouture du document de la Direction censé expliquer le projet Région France, en vue d’une réunion avec les syndicats le 14 mars, puis du Comité d’entreprise du 28 mars. Certes, ce texte retire les trois points les plus fâcheux touchant à la rédaction :
« La suppression de l’un des deux échelons de l’organisation hiérarchique dans les bureaux régionaux
La définition d’un profil de reporter national appliqué à l’ensemble des journalistes des bureaux régionaux
La mise en place du télétravail pour les postes de détachés en province ».
Mais ce nouveau document de la Direction, comme les précédents, ne retire rien sur le fond. C’est du fond que nous allons parler ici, sans trahir la confidentialité réclamée par la Direction, qui n’a pas craint le ridicule en apposant à son nouveau texte la mention « Note confidentielle à usage exclusif du groupe ».
Pourquoi une Région France ? Quelles spécificités ?
« La direction estime que 2013 doit être consacrée d’abord et avant tout à l’installation de la région pour s’assurer de son périmètre, affiner son organisation interne, mettre en place les procédures et les nécessaires échanges avec les autres services et directions.
Une fois la région constituée, la direction France fera les états des lieux nécessaires. » (Page 7).
Il nous semblerait plus logique de présenter d’abord des analyses et des bilans, pour arriver ensuite à des conclusions.
La Direction non seulement présente la création de la Région France comme une nécessité absolue et inévitable, elle définit aussi toute une série de tâches qui, en fait, anticipent ce bilan et nous engagent sur des voies dont nous pensons qu’elles ne sont pas les bonnes. D’emblée, le débat est donc biaisé et focalisé sur des projets et des conceptions qui découlent d’une vision globale sous-jacente insuffisamment explicitée, voire intentionnellement camouflée.
C’est bien des questions de fond qu’il faut discuter en premier. Pourquoi une Région France ? Quelles spécificités ?
La Direction explique (p.6) :
« Région à part entière, la région France se distingue néanmoins des autres de deux manières :
la profondeur de la couverture de l’actualité française
la coexistence de cinq services parisiens, de sept bureaux régionaux et de desks »
Outre ces aspects quantitatifs, ne manque-t-il pas là le point essentiel ?
L’AFP est née de la volonté politique de doter la France d’une agence de presse mondiale chargée de contribuer à la vie démocratique du pays en fournissant à ses usagers une information complète et objective.
C’est pourquoi, jusqu’à présent :
le "marché de l’information" en France n’était pas un marché comme les autres.
l’AFP était le fournisseur privilégié de l’Etat par le biais des abonnements spécifiques prévus par le Statut de 1957. En même temps, ses principaux clients français étaient subventionnés plus directement, via les aides à la presse.
N’est-ce pas là la principale spécificité de la Région France, par rapport aux autres "régions" du monde ?
Sipa News, une affaire révélatrice
L’affaire Sipa montre que les "fondamentaux" ont bougé, mais sans que cela ait été réellement débattu et explicité.
Le document de la Direction cite le directeur général adjoint de Sipa News qui demandait à l’Etat français d’être « traité d’égal à égal avec l’AFP » pour mettre fin à la « situation anormale de quasi-monopole » de l’AFP.
(P.2 - Le texte ne précise pas que l’auteur de cette citation s’appelle Erik Monjalous, et qu’il était membre de la Direction ...de l’AFP jusqu’en septembre 2011, en tant que directeur commercial et marketing).
Nous ajoutons que dans la même logique, des députes socialistes se sont adressés à Aurélie Filippetti, pour que l’Etat sauve Sipa News, et pour qu’il « accompagne cette agence par de la commande publique, comme il le fait pour l’AFP ».
Ajoutons aussi ce communiqué national du SNJ qui estime qu’ « avec la disparition de l’agence de presse Sipa News (...) se pose la question de la pluralité de l’information et de la diversité des sources à destination des journalistes professionnels et de l’ensemble de la presse française. »
Ces prises de position, toutes écrites avec de bonnes intentions, reflètent cependant un sacré glissement par rapport aux grands principes qui ont inspiré la loi de 1957 sur le Statut de l’AFP.
Si l’AFP remplit réellement le rôle que lui donne son Statut, si elle fournit une information exhaustive et pluraliste, est-ce qu’il n’est pas justifié que la République, non seulement lui donne les moyens de fonctionner, mais qu’elle défende aussi cet outil de la démocratie, contre les tentatives qui visent à l’affaiblir, comme par exemple la création d’une concurrence low cost ?
A l’inverse, dès lors que l’AFP ne remplit pas (ou plus) ce rôle, n’est-il pas effectivement tout a fait légitime que la République encourage (et finance) des sources concurrentes, qui s’adressent comme l’AFP aux journalistes professionnels et à l’ensemble de la presse française ?
Ces questions doivent être posées, sauf à penser que la République n’a rien à y faire et que la liberté est garantie par le développement de l’entreprise privée et la « concurrence libre et non faussée » chère aux tenants de l’ultra-libéralisme de l’Union européenne.
Pour nous, les états des lieux promis pour une étape ultérieure risquent hélas de montrer que la mission d’intérêt général de l’agence est sérieusement menacée par les mesures déjà prises ou envisagées par la Direction. Cela au moment même où il est prévu de « définir » cette même mission d’intérêt général en accord avec les autorités de Bruxelles !
De la subvention pour Iris à l’endettement : une rupture lourde de conséquences
L’heure n’étant, semble-t-il, pas encore à ces bilans, nous poursuivrons dans le cadre de ce texte par l’analyse des choix idéologiques et politiques qui semblent être à l’origine de ces orientations.
Le rôle historique de l’AFP consistait notamment à permettre aux médias français de bénéficier de tarifs d’abonnement extrêmement stables et bas.
Citation d’un "Mémorandum des personnels de l’AFP" publié par l’Intersyndicale en 1991 :
« Depuis près de vingt ans, les tarifs de l’Agence, sur lesquels sont calculées à la fois la contribution des pouvoirs et celle des abonnés français, ont vu leur part dans le prix de vente des journaux baisser continuellement. Et cela alors que l’Agence fournit à ses clients presse des services plus diversifiés, plus adaptés, susceptibles d’une entrée directe sur les écrans, en composition, etc...
Qu’on ne vienne pas prétexter de l’augmentation de 5% par an au-dessus de l’inflation prévue pour les quatre années à venir pour les seuls tarifs presse : on reste loin du compte. C’est ainsi que l’Agence Nationale Allemande DPA touche l’équivalent de un franc par exemplaire du plus grand quotidien régional (1,2 million d’exemplaires par jour vendus 3,40F) tandis que la Dépêche du Midi (3,80 F l’exemplaire) verse royalement trois centimes à l’AFP pour le service général - cinq centimes avec les services spéciaux. Les tarifs de l’AFP représentent donc bien une subvention indirecte aux journaux déjà pourtant bien aidés directement et indirectement par l’Etat. »
C’est ce même rôle spécifique qui justifiait plus récemment la subvention prévue pour la modernisation de l’AFP, avec la mise en place du 4XML (rebaptisé Iris). Subvention à propos de laquelle une chargée de mission du président Sarkozy écrivait en septembre 2008 :
« L’AFP a besoin de 20 millions d’euros sur cinq ans. Cette demande, raisonnable, doit pouvoir aboutir, cela afin que l’AFP renforce son ancrage dans le numérique et contribue, de par son rôle d’émetteur +source+ de l’information, à accélérer le développement vers le numérique de ses abonnés, en premier lieu les médias "traditionnels". »
Et d’ajouter : « En contrepartie de cette aide, il importe que cette évolution passe par une éventuelle révision de la politique tarifaire de l’agence. »
(Rapport de Danièle Giazzi, UMP :"Les médias et le numérique" , p. 34 sur 60).
En 2008, même si cela s’inscrivait dans la perspective d’une libéralisation du marché de l’information et d’une transformation de l’AFP en société par actions, il était donc encore officiellement admis que l’agence remplisse ce rôle spécifique et que les médias français soient subventionnés via les aides à l’AFP.
Dans cette même logique, les préconisations du rapport Giazzi ont largement inspiré le Contrat d’objectifs et de moyens 2009-2013. Parmi les « engagements de l’Etat » prévus dans ce COM-2 : « L’Etat contribuera à financer les investissements de l’AFP, dans le cadre de son projet 4XML, en lui apportant un financement d’un montant de 20 M€ sur la période 2009-2013. »
Cependant, à peine signé le COM (18 décembre 2008), le gouvernement a effectué un virage à 180°, et ce qui devait être une subvention de 20 millions d’euros a été transformé en prêt très coûteux, à un taux fixe de 5,28% remboursable sur 20 ans.
La Direction explique cette modification par la plainte de l’agence allemande DAPD devant la Commission européenne pour concurrence déloyale via des abonnements à l’AFP payés par l’Etat français.
Mais la chronologie des faits montre que la plainte allemande n’est que prétexte pour des décisions politiques préalables qui constituent une rupture radicale avec le passé (et qui, soit dit en passant, reposent sur les mêmes choix que les conceptions néo-libérales défendues par les auteurs de la plainte. A tel point que plusieurs dirigeants de l’ère Louette ont rejoint l’aventure low cost de DAPD-Sipa, tant en Allemagne qu’en France.)
En effet, la plainte de DAPD à Bruxelles est intervenue en février 2010, alors que le virage concernant la subvention à l’AFP a été entamé bien avant, dès le premier trimestre 2009. Le PDG Pierre Louette fait allusion à ce changement radical dans son rapport au gouvernement daté du 31 mars 2009, lorsqu’il rappelle qu’ « il est prévu de financer le projet 4XML à hauteur de 20 millions d’euros par un apport de l’Etat », avant d’ajouter, entre parenthèses : « Le sort des dotations prévues au COM reste d’ailleurs à préciser » !
(Cf."Faire de l’AFP l’un des leaders mondiaux de l’information à l’ère numérique").
La première tranche de la subvention aurait dû être versée en 2009, puisque le COM 2009-2013 prévoyait que « les versements s’effectueront à raison de 4 M€ par an ». A notre connaissance, ce virement 2009 n’a jamais été effectué, ce qui ne peut pas s’expliquer par la plainte de DAPD, intervenue en février 2010.
Désengagement de l’Etat, loi du marché
L’Etat n’a donc pas tenu son engagement vis-a-vis de l’AFP et, parallèlement, les patrons de presse se plaignent énormément de la crise et du recul du marché publicitaire, mais maintiennent leurs marges, ...grâce aux aides à la presse et à la réduction de leurs coûts de production, dont les abonnements à l’AFP.
A ce propos, le document de la Direction évoque le rôle des groupes Ebra et Hersant (GHM), qui sont parmi les principaux moteurs de l’action concertée pour faire pression sur les tarifs de l’AFP. Mais la Direction n’en dit pas l’essentiel.
Ebra est une filiale à 100% du Crédit Mutuel, qui a réalisé en 2011 un résultat net de plus de 2 milliards d’euros (2.195 millions).
Nous citons un communiqué national du SNJ, daté du 8 mars 2013 :
« Après l’ouverture de son bureau parisien d’informations générales, le Crédit Mutuel, propriétaire de neuf quotidiens régionaux dans l’est de la France, vient de trouver une nouvelle façon de mutualiser, encore plus, les rédactions.
C’est désormais Le Dauphiné Libéré qui est chargé de produire les brèves nationales et internationales pour tous les sites internet du groupe. Argument avancé : le bureau parisien n’est pas (encore) en mesure de le faire. Mais c’est bien une économie sur les abonnements AFP qui est visée.
Si cette organisation "sauve" très provisoirement une partie du service des IG au Dauphiné Libéré, elle est dangereuse pour l’emploi et la pluralité de l’information. Elle illustre bien la volonté du groupe de réduire le nombre de journalistes partout où il le peut. Elle montre aussi que sa seule ambition rédactionnelle est de produire la même information standardisée sans souci de l’identité de chaque titre. »
Quant au GHM, qui a les mêmes méthodes, il fait actuellement l’objet d’une enquête judiciaire sur de nombreuses irrégularités.
La Direction semble avoir fait le choix de passer sous silence ces faits essentiels sur des patrons de presse qui sont à la fois clients et administrateurs de l’AFP. Elle a déjà cédé à leur pressions, en leur proposant une offre sur mesure et en révisant fortement à la baisse le coût de leurs abonnements.
A l’heure des états des lieux et des bilans, on vérifiera donc la réalité de l’affirmation de la Direction qui déclare qu’ « il ne s’agit pas de se transformer en agence low cost ou de privilégier les seules demandes des clients ».
Nous pensons pour notre part qu’il faut fermement défendre la mission d’intérêt général de l’agence et reparler des aides à la presse, de l’information "gratuite" via journaux publicitaires ou internet, et des problèmes posés par la financiarisation des médias en France.
Quelles sont, à ce propos, les intentions du président de la République, qui figurait - à une autre époque - parmi les signataires de la pétition pour la défense de l’indépendance de l’AFP ? Pourquoi ce silence radio sur les choix du gouvernement pour le prochain Contrat d’objectifs et de moyens de l’AFP ? Y a-t-il encore une volonté politique en faveur de l’information et de l’AFP ou sommes-nous condamnés à produire des objets numériques, pour des clients et des consommateurs, selon les lois du marché ?
Il nous semble inconcevable de prendre des décisions sur une "Région France", sans avoir débattu de ces problèmes de fond. Car la question qui se pose aujourd’hui aux travailleurs de l’information, aux syndicalistes et aux citoyens que nous sommes, n’est pas : comment satisfaire nos clients ? Mais bien : quelle information voulons-nous en France ?
Paris, le 14 mars 2013
SUD-AFP (SUD Culture & Médias Solidaires)