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Affaire Bouygues : Et maintenant, un retour aux sources ?

lundi 9 mars 2015

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C’est l’histoire d’une catastrophe annoncée. Depuis des années, nous dénonçons l’abandon progressif des principes fondateurs de l’Agence France-Presse, la dégradation des conditions de travail, les dérives rédactionnelles et cette fâcheuse tendance d’Emmanuel Hoog à vouloir promouvoir "la marque AFP" en cédant aux sirènes d’une prétendue modernité. Et puis, patatras ! En un week-end de vacances scolaires, un enchaînement d’erreurs individuelles et systémiques provoque un "accident industriel" qui ébranle les dogmes de la direction et détruit d’un coup les fruits des coûteux efforts de comm’ du PDG.

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L’agence a trahi la vérité et failli à sa mission d’intérêt général, en annonçant la mort de Martin Bouygues, sur la base d’une information erronée et d’une source très faible [1]. Non, cette affaire n’est pas "en premier lieu le résultat d’erreurs individuelles" [2] . Non, ce faux scoop est surtout révélateur d’un système médiatique en crise  :

  • L’indépendance toute relative face aux pouvoirs économiques. L’AFP sanctionne-t-elle des journalistes parce qu’elle a commis une erreur grave ou parce que la personne au centre de cette affaire est l’un des grands patrons du CAC-40 et, par ailleurs, l’un de ses principaux clients ? D’autres annonces erronées ont fait moins de vagues ; quotidiennement, de nombreux produits médiatiques – et même parfois des dépêches AFP - relèvent plus de la communication ou de la désinformation que de l’information, sans provoquer un tel émoi.
  • Les mauvaises habitudes. Des journalistes chevronnés, y compris travaillant dans la maison Bouygues (TF1) , n’ont pas eu le réflexe professionnel de vérifier la véracité de la dépêche AFP.
  • La course effrénée au "buzz". Sous la pression de leur hiérarchie, les journalistes sont incités à "matcher Twitter" et d’autres réseaux sociaux, quitte à transgresser les règles élémentaires de la déontologie. Samedi 28 février, l’AFP avait une information exclusive. Et qu’a fait son concurrent Reuters ? Il fallait pouvoir "sortir cette info". Oui, mais - faute d’en avoir confirmation - avec quelle source ? Reuters s’est dépanné en citant …France-Info [3] . Tout agencier connaît le mécanisme qui peut conduire à de telles dérives.
  • La perte des repères. "Nous validons des alertes sur tout et n’importe quoi, et des infos importantes ne sont pas toujours mises en valeur", reconnaissent beaucoup de journalistes. Nous subissons collectivement une vision marchande de nos métiers et une gestion caporaliste des relations humaines, écartant ceux qui osent porter la contradiction.
  • Les effectifs clairsemés des rédactions. Les entreprises de presse sont gérées selon le critère de la réduction des coûts salariaux, engendrant mauvaises conditions de travail, sous-effectifs, précarité… Si la précarité n’a pas joué dans l’affaire Bouygues, les autres facteurs ont eu un impact certain, car pendant le week-end la plupart des journalistes sont livrés à eux-mêmes. L’AFP, non seulement a largement démantelé son réseau d’informateurs traditionnel, mais aussi désorganisé sa rédaction parisienne, qu’il est urgent de réunifier au sein du siège Place de la Bourse.

L’affaire Bouygues, couronnement de l’ère Hoog

"A une époque où les informations peuvent être mises à jour en permanence sur Internet, l’avantage d’être le premier n’est plus déterminant ; il est infiniment plus important d’être fiable". Cette mise en garde a été publiée il y a 5 ans, pour combattre l’abandon des principes fondateurs de l’AFP [4] . Si ces principes sont progressivement remis en cause, l’actuel PDG Emmanuel Hoog en est le principal responsable.

M. Hoog est le champion de la course précipitée aux scoops et au "buzz". N’est-ce pas lui qui, lors de la présidentielle de 2012, avait mis en scène notre rapidité, en s’affranchissant de l’interdiction de publier les estimations sur les résultats avant la fermeture des bureaux électoraux ? Saisi par SUD, le Conseil supérieur de l’AFP avait admis qu’il s’agissait d’une attitude "regrettable" de l’AFP, sans la condamner. Depuis, la culture de l’instantané a pris le dessus, aboutissant au couronnement de l’ère Hoog : le faux scoop sur Martin Bouygues.

Mais le PDG, qui dirige l’AFP depuis 2010, n’a pas assumé la responsabilité de ce qu’il a lui-même qualifié de "faute inacceptable". Au lieu de cela, deux fusibles ont sauté et des journalistes pourraient être sanctionnés "au regard des responsabilités individuelles" . Le tout dans un climat malsain de règlements de comptes et de luttes entre factions.

Pour défendre l’info aujourd’hui, il faut résister !

Des mesures organisationnelles et le rappel des règles déontologiques sont nécessaires. Mais à SUD, nous pensons que ni ces décisions, ni les changements de personnes ou des sanctions permettront d’éviter de nouveaux dérapages. Le naufrage était prévisible ; tout indique que les tendances négatives qui l’ont produit vont encore s’accentuer :

  • Au moment où il faudrait recentrer l’activité de l’AFP sur sa mission d’intérêt général (MIG), le Parlement s’apprête à adopter la réforme du Statut de 1957 - imposée par les lois européennes de la concurrence - qui légalise le fait que l’agence développe des activités purement commerciales, ne relevant pas de cette MIG.
  • Alors que l’affaire Bouygues montre qu’il faudrait renforcer l’indépendance des médias vis-à-vis de l’emprise des pouvoirs financiers, la marchandisation de l’info avance et l’indépendance de l’AFP est remise en cause par cette même loi sur le Statut, qui prévoit que l’AFP peut être mise en faillite comme une banale entreprise privée.
  • Alors qu’il faudrait donner à l’AFP les moyens de reconstruire et d’améliorer son réseau d’informateurs, et plus généralement d’assurer ses moyens de fonctionnement, les contraintes budgétaires s’accentuent. Objectif de la direction, dans la négociation du "Nouveau contrat social" (qui devait s’ouvrir le 9 mars mais a été reportée au 18) : limiter la progression de la masse salariale mondialement à +1% par an.
  • L’information des citoyens doit s’appuyer sur le pluralisme des médias d’information classiques, sur des aides aux médias alternatifs et à but non lucratif et sur l’audiovisuel public, ainsi que sur l’AFP. La politique d’austérité et les restrictions dans le budget de l’Etat vont dans le sens contraire et favorisent les grands groupes industriels et financiers qui détiennent des médias pour assurer leur influence et pour réaliser des profits.

Pour arrêter ces régressions et redonner l’espoir d’un retour vers plus de démocratie, plus de droits sociaux et une information de qualité, les salariés et les citoyens devront se MOBILISER. A l’AFP comme ailleurs, SUD participera à toutes les mobilisations allant dans ce sens.

Paris, le 9 mars 2015
SUD-AFP (Union SUD Culture & Médias Solidaires)


[1Deux exemples de réactions : http://m.canalplus.fr/?vid=1224684 et http://u.afp.com/echos

[4Cf. "Pour un regard neuf sur l’AFP" - Candidature de David Sharp à la présidence de l’AFP - http://u.afp.com/Vnh