La tribune publiée en janvier par notre PDG Fabrice Fries dans Le Monde était une réponse nécessaire pour défendre l’Agence et son personnel face à l’affirmation de Mark Zuckerberg selon laquelle le travail des vérificateurs de faits relevait de la censure. Cette attaque contre les partenaires de Meta chargés de la vérification des faits, qualifiée de « dénigrante » par notre PDG, n’en a pas moins piqué au vif. Elle est révélatrice de l’immense défi que les réseaux sociaux et leurs dirigeants ont lancé à l’AFP et au journalisme.
SUD estime que M. Fries a eu raison de déclarer que l’AFP continuerait à informer le public avec des faits vérifiés, car c’est précisément sa raison d’être. Pour autant, notre PDG a reconnu l’impact des décisions de Meta sur nos revenus, et à travers eux, sur les salariés.
Une responsabilité de la direction trop vite oubliée
Il nous semble trop facile de rejeter la faute en 2025 sur une annonce de Meta ou sur la polarisation politique encouragée par Trump quand on sait depuis des années que le fact-checking ressemble plus à un château de cartes qu’à une stratégie de long terme. C’est le contrat d’objectifs et de moyens (COM) 2019-2023, que notre PDG a négocié avec le gouvernement, qui a fait de la vérification des faits une partie de notre mission. Le fact-checking a alors connu une croissance spectaculaire.
SUD souligne la contradiction entre qualifier la décision de Meta de « surprenante » et, dans le même temps, affirmer que « cette décision n’est pas tombée du ciel ». Meta ne s’est jamais opposé à Trump pendant son premier mandat et n’a interdit son compte qu’après l’attaque du 6 janvier 2021 contre le Capitole. En outre, la direction reconnaît depuis un certain temps qu’elle doit diversifier les sources de revenus en matière de vérification des faits. Elle en a même fait un objectif dans le COM 2024-2028 négocié en 2023. Mais nous voici en 2025, avec le château de cartes prêt à s’effondrer et les emplois de quelque 150 vérificateurs de faits à temps plein menacés. La direction trouvera sans doute injuste de lui reprocher de n’avoir pas su trouver rapidement d’autres sources de financement… « C’est complexe », dit-on toujours, et ça l’est en effet. Mais ceux dont l’emploi est menacé ne trouveront pas cela injuste car ils alertent sur la précarité de leur statut depuis deux ans. Beaucoup d’entre eux ont des contrats à durée déterminée qui ne seront pas renouvelés : l’AFP n’aura pas à payer un centime d’indemnité de licenciement.
Journalisme ou pas journalisme ?
M. Fries a affirmé haut et fort que la vérification était « l’essence du journalisme ». La direction a fait des efforts pour que le fact-checking soit intégré dans la rédaction. Mais dans la précipitation à servir les plateformes, nous n’avons pas toujours embauché des journalistes fact-checkers capables de travailler ailleurs au sein de l’AFP. Les compétences linguistiques sont un problème pour beaucoup (nous réalisons des fact-checks dans davantage de langues que notre socle principal de six langues), mais les fact-checkers affirment que ce n’est pas le seul problème à surmonter. Nombre d’entre eux se sont plaints du manque de possibilités de reconversion en texte ou en vidéo lors des dernières réunions virtuelles annuelles. La direction a promis, et c’est tout à son honneur, d’augmenter les possibilités de formation.
M. Fries a eu raison de défendre le fact-checking, mais son argumentaire s’avère insuffisant. La transparence sur la méthodologie et les sources d’information ne sont pas les seuls garants de la valeur de notre production. Il ne mentionne nulle part que les conclusions de nos enquêtes de vérification sont publiées sur notre site AFP Fact-Check. Notre charte le dit : « Le devoir de l’AFP est de rechercher et de publier la vérité dans un monde d’information de plus en plus perturbé » (italique ajouté par nos soins).
Mission d’intérêt général ou privatisation ?
Malheureusement, notre service de vérification des faits ne publie pas toujours son travail. Dans le cadre de notre contrat avec TikTok, la plateforme nous envoie des vidéos à vérifier pour son service de modération de contenus. Ces vérifications ne sont jamais publiées. SUD considère qu’un tel service ne devrait pas être proposé par l’AFP elle-même, mais par une filiale (voir nos tracts des 30 septembre et 16 octobre). Nous avons porté cette réclamation devant le Conseil supérieur de l’AFP. Celui-ci ne s’est pas prononcé sur la place de TikTok dans la mission d’intérêt général de l’AFP, ni sur la qualification journalistique de ce service.
En revanche, le Conseil supérieur a laissé le champ libre à la direction, arguant qu’il n’y avait pas de loi ou d’acte réglementaire imposant que notre travail de fact-checking pour les entreprises doit être effectué par une filiale plutôt que par la maison mère. Or la Commission européenne a noté en 2014, dans le cadre de son enquête sur les aides d’État, que la France s’était engagée à adopter une loi obligeant l’AFP à filialiser les activités qui ne relèvent pas des articles 1 et 2 de son statut. Cette obligation a été mise en application lors de la révision de notre statut en 2015. L’article 1 définit la mission de l’AFP comme une agence de presse et non comme un sous-traitant des modérateurs de contenus des plateformes. La Commission a réaffirmé ce principe ainsi que la responsabilité du Conseil supérieur et du Conseil d’administration dans ce domaine lors de la réautorisation de la subvention de l’Etat en 2023.
La direction, dans ses arguments adressés au Conseil supérieur, a signalé que l’AFP vendait de l’information à de nombreuses entreprises privées, parfois pour une sélection d’articles adaptée à leurs besoins, et pas un accès au fil complet. Mais il s’agit toujours d’informations produites pour l’ensemble des clients abonnés et non d’informations produites pour l’usage exclusif d’un seul client (et dans le cas de TikTok c’est la plateforme que détient les droits d’auteur, nous semble-t-il). TikTok soumet à l’AFP des informations que ce réseau social souhaite vérifier et nos journalistes – staff ou correspondants – effectuent une vérification de 10 minutes pour déterminer leur véracité, quelle que soit leur complexité. Si l’AFP peut effectuer des vérifications de sa propre initiative sur la base des vidéos publiées sur TikTok, ces vérifications ont été extrêmement rares au cours des périodes examinées par SUD. La direction pense-t-elle que les journalistes de l’AFP devraient rechercher et produire des informations à la demande et à l’usage exclusif d’entreprises individuelles ? SUD estime que ce serait en totale contradiction avec la mission d’intérêt général de l’AFP, sans parler de la déontologie journalistique. Cela ferait de notre personnel des mercenaires de l’information plutôt que des journalistes.
Le juteux marché de l’impartialité
De la même façon que la direction souhaite rester sur X, elle estime que notre travail pour TikTok est légitime car nous sommes au service de la lutte contre la désinformation. Mais est-ce le cas ? Contrairement à Facebook, TikTok ne publie aucune information sur l’utilisation des fact-checks (effectuées par l’AFP et d’autres sous-traitants). Il est impossible de prouver que ce travail de modération a un impact concret et quantifiable sur la circulation de fausses informations.
En revanche, SUD pointe l’intérêt économique d’un tel contrat. L’AFP est certifiée par l’International Fact-Checking Network (IFCN). Or TikTok a besoin d’externaliser la vérification des faits vers un média certifié pour se parer d’impartialité devant les lois européennes. Si nous confions notre travail sur TikTok à une filiale distincte, nous n’obtiendrons pas la certification. Pourquoi ? Parce que les règles de certification de l’IFCN exigent la publication de fact-checks. Il est clair que la direction aimerait placer son travail pour TikTok dans une filiale, mais que TikTok paye pour le label AFP certifié. Finalement, c’est le réseau social qui fait son marché sur l’étal de l’AFP ; tant pis pour nos valeurs.
SUD constate que la lutte contre la désinformation est en passe de devenir l’argument référence pour toutes les décisions douteuses de la direction. A chaque occasion, la direction dissimule des intérêts économiques derrière de grands principes. C’est là le cœur du problème. L’AFP est soumise à une telle pression financière du fait du sous-financement de sa mission d’intérêt général qu’elle doit privilégier les recettes privées à court terme au détriment des risques à moyen terme. Dans la guerre de l’information, l’AFP ne peut pas se permettre de brader sa plus grande richesse : la fiabilité.
C’est pourquoi le Conseil supérieur doit intervenir et contrôler l’équilibre entre l’intérêt général et le financement privé de l’AFP. Il doit être à la fois un gestionnaire pragmatique et le garant de l’intégrité de l’AFP lorsque la direction s’égare dans des zones d’ombre.
Paris, le 17 mars 2025
SUD-AFP (Solidaires-Unitaires-Démocratiques)